[fr] Le plus connu des écrivains estoniens déportés au Goulag, le romancier Jaan Kross (1920-2007), a évoqué le Goulag dans quelques rares passages de ses œuvres de fiction. Cet article montre que la fonction de ces passages sur le Goulag n’est pas documentaire ni testimoniale  : le but premier de Kross n’était manifestement pas de décrire les camps soviétiques ni son expérience de prisonnier. Une étude du statut narratif de ces passages révèle que les évocations du Goulag sont toujours associées à un décalage temporel entre deux époques et, dans la majorité des cas, à un décalage entre deux niveaux narratifs (récits emboîtés). En outre, elles n’occupent que très rarement la majeure partie d’une œuvre ou d’un chapitre. Le Goulag n’est donc pas pour Kross un sujet intéressant en soi, mais un univers dont l’évocation prend son sens par rapport à la description d’une autre époque, soit comme le cadre dans lequel on se remémore le passé, soit comme une expérience passée qui fait irruption dans le présent. Le Goulag apparaît également en relation privilégiée avec la mise en scène d’un acte narratif à l’intérieur du récit premier, soit comme le sujet d’un récit fait par un personnage au narrateur, soit comme le lieu où un personnage raconte un histoire au narrateur. Le Goulag est donc pour Kross un lieu où l’on se remémore et où l’on se raconte, et un lieu que l’on se remémore et que l’on se raconte. Ces évocations du Goulag remplissent avant tout une fonction de contraste  : en tant que cadre narratif, elles donnent du relief aux évocations du passé, et en tant que remémoration d’une expérience passée elles font ressortir la spécificité du présent et donnent une profondeur aux personnages ou aux situations.